Apprendre par cœur

"Si tu ne comprends pas, t'as qu'à apprendre par cœur". Je vous avoue que cette phrase me laisse songeur. C'est une petite phrase que l'un de mes élèves en maths m'a rapporté de la part de son professeur de maths. "Si tu ne comprends pas, t'as qu'à apprendre par cœur". Hé bien, au risque de me faire détester par certains, je trouve que cette phrase est assassine. C'est le genre de phrase qui tue chez l'élève l'idée même qu'il est capable d'apprendre, de comprendre. Ça tue l'idée que certaines choses, certains apprentissages, peuvent avoir une utilité, un rôle, un sens. Ça tue l'intérêt même de l'apprentissage, pourquoi apprendre par cœur un truc qui ne veut rien dire pour soi ?

J'étais tellement outré par cette petite phrase que j'en ai parlé autour de moi, j'ai raconté ce que m'avait rapporté mon élève et quelle avait été ma réaction. Et l'on m'a fait la remarque que, parfois, il est utile de commencer à utiliser une règle, une idée, une notion, sans l'avoir forcément compris et encore moins maitrisée. J'ai été surpris par cette remarque, mais c'est vrai. Il arrive dans certaines conditions que d'appliquer sans comprendre est utile. Cela arrive dans certains cas quand la nouvelle idée est tellement loin de ce que l'on imagine possible que notre cerveau commence par penser que c'est impossible. « Tout le monde savait que c'était impossible à faire. Puis un jour quelqu'un est arrivé, qui ne le savait pas, et il l'a fait. » Citation attribuée, selon les sources, à Mark Twain, Winston Churchill ou Marcel Pagnol. C'est le cas où l'enseignant, la personne qui tente de faire passer une nouvelle connaissance à l'élève lui dit "fais-moi confiance, essaie". Et là, je suis d'accord. Le fait d'essayer dans un premier temps sans comprendre est utile. L'expérience permet à l'élève de bousculer ce qu'il croyait juste et d'introduire la possibilité d'une nouvelle connaissance. Et l'expérience ne doit pas s'arrêter là. Une fois que l'élève a effectivement constaté que cette nouvelle connaissance fonctionne, il devrait ensuite tout faire pour comprendre et maîtriser ce qu'il a découvert en faisant confiance à son prof. Il doit tout faire pour comprendre parce que c'est le moyen le plus efficace et le plus intéressant et stimulant d'incorporer le savoir et de maîtriser la leçon.

"Tu n'as qu'à apprendre par cœur". Visiblement, mon élève n'était pas dans cette situation lorsque son prof lui a conseillé d'apprendre par cœur. De ce qu'il m'a raconté et de ce que je sais de lui, c'était plutôt de la part de son enseignant une manière de dire "tu n'es pas capable d'apprendre ça, le seul moyen pour toi c'est d'appliquer bêtement la consigne". Mais pardonnez-moi, je vais encore choquer certaines personnes mais je traduis les paroles de son prof comme "je ne sais pas comment t'enseigner ça, je n'ai plus d'options".

Je voudrais ici insérer un mot pour les enseignants. Je suis de tout cœur avec les enseignants. Pour l'immense majorité d'entre vous, vous faîtes un travail extraordinaire dans des conditions absolument abominables. Par manque de moyens, par manque de temps, par des classes surchargées, par l'impossibilité de pouvoir s'occuper matériellement de quelques élèves qui sont en difficultés, les problèmes arrivent et il faut un grand courage pour faire votre métier. Honnêtement, je voulais à une époque devenir enseignant mais j'ai renoncé devant la montagne d'embuches et j'admire sincèrement le courage de toutes celles et tous ceux qui font ce métier.

Alors effectivement, je ne sais pas ce qui s'est passé dans la tête de cet enseignant lorsqu'il a dit à mon élève cette petite phrase "si tu ne comprends pas, t'as qu'à apprendre par cœur". Peut-être était-il dans des circonstances très difficiles, surchargé avec d'autres élèves en difficultés. Il a probablement ses raisons. Néanmoins, mon élève est ressorti de ce cours en étant passablement déprimé et son estime de soi en berne.

Alors comment faire autrement ? Celles et ceux qui me suivent depuis quelques temps savent que j'aime bien donner des solutions concrètes et efficaces.

Très souvent, lorsqu'un élève ne comprend pas une notion, une idée, c'est au choix : - parce qu'il n'en voit pas l'utilité, il n'a pas de motivation pour comprendre la leçon en question. C'est dans son opinion une leçon qui ne sert à rien. - parce qu'il lui manque les bases, ou au moins un détail, une partie essentielle de la leçon qui l'empêche de comprendre "comment ça fonctionne". - ou encore parce qu'il est persuadé qu'il n'y arrivera pas, il est convaincu de ne pas être à la hauteur, de ne pas être capable de maîtriser cette leçon.

Ce qui complique un peu les choses, c'est que ces diverses raisons peuvent s'enchainer, s'interconnecter les unes aux autres. Si les bases manquent, il peut se convaincre qu'il n'y arrivera pas et donc que la leçon n'a aucun sens ni aucun intérêt. Et toutes autres possibilités.

Une solution, qui est celle que j'applique régulièrement dans ces cas typiques est d'interroger l'enfant, l'élève sur ces différents cas de blocages. "Quelle est l'utilité de cette leçon ?" "A quoi ça sert ?" "Comment penses-tu que ça pourrait t'être utile ?" Ou encore "Explique-moi ce que veut dire la leçon, ce qu'elle raconte". Et selon ses explications, je peux voir ou au moins soupçonner quelles sont les notions de base qui manquent à mon élève. Ou sinon "Est-ce que par hasard tu te croirais pas capable d'apprendre ça ?" "Et qu'est-ce qui te fait penser ça ?". Bref, je cherche quelle est la raison du problème, ou quelles sont les différentes raisons qui s'enchainent. Et pour ça, il faut avoir du temps et de la disponibilité ce qui est malheureusement très difficile voire impossible dans les classes surchargées.

Et parfois aussi, l'élève n'est vraiment pas motivé par telle ou telle leçon, le sujet ne l'intéresse tout simplement pas parce qu'il est passionné par un autre sujet plus important à ses yeux. Et à mon avis, il faudrait respecter ce choix. Tout le monde n'a pas besoin d'être un super matheux, ou être incollable en histoire depuis Lucy jusqu'à nos jours, ou un pro de la grammaire et de l'orthographe. Chacun sa route, chacun son chemin.